lundi 28 septembre 2015

Shiva… mais jusqu'où ?














"Qu'il est doux de ne rien faire quand tout s'agite autour de vous…
Qu'il est doux de ne rien faire d'autre que d'écouter la radio. D'écouter le programme musical de Fip. Fluide. Cool. Varié. Punchy et tutti quanti. Tout va bien. Le ronron-câlin entre dans nos oreilles et se love dans nos mémoires. Mais derrière cette belle image paisible on peut se demander : "Comment ça se fait la radio Fip ?". "Qui fait ?" "Avec quels moyens ?"

Il y a deux façons d'écouter la radio, comme auditeur-consommateur, comme auditeur qui aime comprendre "la fabrique". Cette dernière façon m'anime depuis des lustres. Au "joli, lisse" qui s'écoute, attendrit/adoucit les moeurs (sic), se mêlent les conditions de réalisation qui nous allons le voir écornent largement les incantations surperfétatoires des ténors de la communication institutionnelle. Incantations de "pépite" (1), et de "supers résultats d'audience" (2) psalmodiés respectivement par le Pdg de Radio France, Mathieu Gallet et la directrice de la chaîne Anne Sérode. Cette pépite serait l'arbre qui cache la forêt, ces audiences seraient les feuilles de l'arbre qui font de l'ombre au réel.

La forêt, c'est l'envers du décor. Et dans cette forêt il y a même un petit bois. Pas celui de Meudon, non, celui de Bordeaux, Nantes et Strasbourg. C'est le même et c'est là que les animatrices-Shiva officient en auto-formation permanente pour essayer de faire avec leurs pieds ce qu'elles n'arrivent plus à faire avec leurs dix bras. Qu'on en juge ! À côté des "voix d'aéroport" qui font tant de bien à l'oreille et qui ont l'air en permanence de sortir de la fontaine de Jouvence, il y a des yeux, des oreilles, des bras, un cerveau, des réflexes, une attention très soutenue et pas même un raton-laveur pour leur rappeler que Jacques Prévert supportait mal la tyrannie. D'où qu'elle vienne. Qu'elle soit morale ou technicienne pour ne pas dire de technicité(s).

















L'auditeur béat pourrait croire que les jolis messages, annonces, désannonces que produisent les animatrices leur tombent tout cuits, tout rôtis dans le bec et qu'elles n'ont plus qu'à user de leur charme vocal pour attirer l'auditeur à les écouter. Ces messages, ces annonces, ces désannonces sont le fruit d'un véritable travail d'écriture, de recherche, de recoupements d'information, de personnalisation de la promotion des artistes et des sélections Fip, de contextualisation et d'identification des annonces culturelles locales, de trouvailles et autres ritournelles subtiles pour mettre une âme là où tant de D.J. se contentent de donner des titres ou des références glaciales.

Ce travail de petite fourmi, qui le voit ? Qui le sait ? Pas moi. Jusqu'à ce que le mouvement social du printemps me permette de rencontrer celles qui, au four et au moulin, se débattent avec la modernité des outils dont elles disposent pour "faire de la radio". Regarder des écrans, écouter des sons, calibrer des annonces, suivre un conducteur et être en permanence aux aguets de tout ce qui peut surgir et ne pas surgir, rompre-le-flux-si-harmonieux-que-tant-d'auditeurs-nous-envient-de-par-le-monde. Amen. 

Et quand la/les techniques ne fonctionnent pas il faut rester zen, s'arracher délicatement les cheveux (et les mettre dans une enveloppe pour une fois rentrées à la maison les recoller), pester en langage des signes, avaler les couleuvres (ou les serpents à sornettes, c'est selon), et reprendre le micro comme si la plus belle pièce montée du monde, dégoulinante de sucre venait d'entrer dans le studio avec une petite pancarte en son sommet où, si l'on a pas peur de tomber dans les pommes, on peut lire "Fip is good for you!".


















Car, à la multiplicité des tâches stressantes il faut ajouter la terrible "solitude du coureur de fond" de l'animatrice à l'antenne. Absolument seules pendant six heures en studio, sans personne à regarder, sans technicien, sans personnel derrière la vitre, sans aucun autres retours que ceux des auditeurs qui téléphonent à l'animatrice. Qui décroche. Et qui, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, prend "sa voix de standard", sans pour autant standardiser son accueil et ses réponses. 

Animatrice à Fip en région donne le sentiment à ces femmes d'être les "laissées pour compte". Fip serait-elle devenue une mécanique impitoyable qui, non seulement écrase l'esprit d'un projet original né en 1971 (3), mais écrase aussi les hommes (ici les femmes) qui portent à bout de bras (10 bras) l'idée et la conscience qu'elles se font du service public et de l'animation d'une antenne ?














Dans ces conditions ne faut-il pas une très haute dose de professionnalisme pour "ouvrir le micro" et dire de sa plus belle voix souriante : "tout va bien vous êtes sur Fip" ? Slogan devenu désuet et "cache misère" ? Si l'on ajoute qu'en Région les animatrices doivent maintenant considérer qu'il y a deux types de professionnelles : celles qui, depuis la rentrée, animent chaque soir les nouvelles émissions et celles qui, dans le plus grand anonymat, tiennent l'antenne vaille que vaille sans le début du commencement de la moindre reconnaissance humaine pour le travail accompli. 

La multiplicité des outils et des tâches crée les conditions du stress voir des conditions impropres à la création et à l'animation dynamique d'une antenne. Pendant ce temps, du haut de sa tour d'ivoire, le Pdg de Radio France enfile les perles et égrène son chapelet en murmurant "Pépite, pépite, pépite" (4) jusqu'à ce que le mot se perde dans le brouhaha du buzz et de la commedia dell'arte. Quand, dans un coin de son bureau, la directrice de la chaîne contemple les courbes médiamétriques et rêve de sommets merveilleux et artificiels, les "sherpas-shivas" elles, s'épuisent.

Le rose de Fip s'entache, la joie d'écouter cette chaîne s'érode… Si, dans les années 70, nous refusions les oranges Outspan d'Afrique du Sud, en 1980, l'essence du pétrolier Shell souilleur de côtes bretonnes, comment en 2015 écouter une chaîne de radio si l'on sait que ses personnels sont en permanence sous pression ? Les gazettes pipoles, spécialistes de l'artifice, continueront à mettre en avant les vedettes de la radio, les soutiers, eux, continueront à essayer d'en faire (de la radio), avec de moins en moins de moyens et sans jamais être reconnus à leur juste valeur. 

À bon entendeur salut !


Jean Garretto












(1) Formule choisie par Gallet pour assurer les auditeurs qu'il n'y aurait pas d'inquiétude à avoir sur la pérennité de la chaîne,
(2) Septembre 2014/Juin 2015,

(3) • Sur la demande de Roland Dhordain, directeur d'Inter, Jean Garretto et Pierre Codou inventent "Fip 514". Garretto : "C'est simple, cette nouvelle radio fera 60 minutes de musique par heure. Sur une table, j'ai écrit : 17 minutes de musique classique, seulement deux chansons par heure. Et c'est venu comme un déclic. C'est à partir de ce petit pourcentage de musique classique, de jazz, de folk et de chansons que j'ai demandé à Michèle Lussan de nous faire une maquette qui, pour moi, représentait la trame et l'essentiel de FIP 514 à l'époque." 
• "En 1975, FIP est choisie par TDF pour sonoriser la mire de la 3e chaîne de télévision FR3. Tous les jours de 14h à 18h20, cette vitrine permet à la station de se faire connaitre par un auditoire qui n'est pas atteint par la diffusion radio. Paradoxe de la technique, une radio se fait connaitre par une image fixe via la télévision." (Alain Constant, Le Monde, 18 septembre 2012)

(4) Un peu comme de Gaulle en conférence de presse fustigeant "L'Europe, l'Europe, l'Europe".

6 commentaires:

  1. Ces animatrices sont formidables, beaucoup plus créatives -ainsi que le souligne fort justement Fañch- qu'une écoute superficielle de l'antenne peut le laisser penser au premier coup d'oreille. Moi-même je ne mesure l'étendue de leurs compétences et de leur savoir faire que depuis que le présent blog s'est penché sur le sujet. Cependant, je ne peux m'empêcher de songer qu'à côté de cela il faut admettre que le fait de faire un métier que l'on aime et que l'on a choisi précisément pour l'exceptionnelle nature de la relation animateur (trice) auditeur (trice) ça n'a pas de prix. Le faire à Radio France est tout de même beaucoup plus valorisant et passionnant que dans une obscure petite station, voire une webradio. Quant aux difficultés, à la pression, elles sont hélas le lot de milliers de jeunes professionnels de la profession en devenir ou confirmés, souvent diplômés et expérimentés (dans la mesure du possible) qu'ils soient animateurs, producteurs, réalisateurs ou journalistes, bien souvent contraints à "galérer" pendant des années sautant d'un média à l'autre pour trois picaillons histoire d'acquérir justement l'indispensable "expérience".

    RépondreSupprimer
  2. Hervé
    je partage ton commentaire sur le travail des personnels de Radio France (à Paris commme en région) C'est pas la mine....

    Fañch
    ton combat, reconnu, louable, nécessaire et courageux pour une radio de qualité non racolleuse t'autorise de temps à autre un certain manque d'objectivité.
    Mais reconnais stp que"Sous les jupes de Fip" c'est pas un si mauvais titre.
    De toute façon les Fipettes portent des jeans c'est plus pratique pour faire du Vélib ou du Bicloo.
    A+

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Salut,
      Tant pis pour mon manque d'objectivité je persiste et je signe "SLJDF" est maladroit et allusif… Le contraire exact de ce que voulaient Garretto et Codou les créateurs de Fip, discrets et subtils.
      Merci pour les propos liminaires de ton commentaire ;-)

      Supprimer
    2. D De, Hervé, chers contributeurs…
      Il y aurait donc la mauvaise mine et la bonne mine ? J'insiste. Le 24 mars, sise à la Maison de la radio, lors d'une AG de grève, j'ai entendu trois femmes, trois productrices radio dirent dans un même cri "le mal être" qui assaille la radio depuis 15 ans. Et quand bien même ce ne serait pas la mine il serait acceptable d'être oppressé, stressé, ignoré ? Vous ne le pensez sûrement pas, je ne le pense pas non plus.
      Mef' qu'au titre d'un certain "confort" et/ou prestige d'emploi il serait plus supportable de se sentir "laissé pour compte". J'écoute mes interlocuteurs. J'écoute leur enthousiasme, leurs passions, leurs doutes et leur détresse quand l'entreprise toute entière va dans le mur. Et moi-même rendant compte de ces écoutes sensibles il me faudrait minorer les souffrances ou inquiétudes ? Vous rigolez non ?
      Je crois bien connaître Jean Garretto. Je crois bien connaître son projet radio (celui de Fip, celui d'Inter qd il en était directeur), en imaginant des voix féminines pour animer l'antenne il avait d'abord un profond respect pour celles dont il choisissait la voix. Aux messages de service routier, aux infos culturelles se sont ajoutés d'autres messages, d'autres techniques, d'autres contraintes, d'autres pressions.
      Animer l'antenne de Fip ce n'est pas la mine. Le faire dans de bonnes conditions est un minimum. Le faire en étant reconnu est indispensable. Le faire sans se sentir ignoré est le minimum vital pour chaque jour ETRE à l'antenne et s'engager pour elle.
      Les animatrices s'y emploient même quand elles ont mauvaise mine !

      Supprimer
  3. Pour faire bonne mesure, je ne peux m'empêcher d'ajouter un mot pour les animatrices et animateurs des radios privées musicales.

    Je pense à ceux qui, de Lille au Mans et de Bayonne à Troyes décrochent quotidiennement de Paris pour diffuser et rediffuser des morceaux qu'ils n'ont pas choisis, lire des formules imposées et parfois mensongères, dans des cages hyper serrées.

    Couverts par une convention collective particulièrement piteuse, bien loin des conditions salariales encore offertes dans le service public (pour lequel ils nourrissent un ressentiment tinté de jalousie), ils doivent non seulement assumer une tranche d'animation, mais aussi recevoir les auditeurs qui réclament leurs lots, signer des partenariats commerciaux et se déplacer dans leur département pour poser quelques banderoles au nom de leur radio.

    Leur métier ressemble de très loin à ce à quoi ils ont rêvé ou parfois participé, dans un passé déjà lointain, pour ceux dont l'aventure sur les ondes a commencé au temps des radios libres.

    Quand ils ne lâchent pas leur Smic amélioré pour une reconversion professionnelle, ils désespèrent seuls dans leur studio, éloignés d'une quelconque action syndicale, tenus à l'écart de leurs collègues, de pouvoir retrouver un sens à leur métier.

    RépondreSupprimer
  4. Merci Sylvain, merci pour ce commentaire qui est bien attristant.

    RépondreSupprimer