samedi 30 décembre 2023

Écouter la radio… Celles et ceux qui la font la nuit !

Longtemps, on peut même dire pendant des décennies, l'écoute de la radio résultait de postures fortuites ou appropriées. Dans un certain brouillard des petits matins, une oreille sur le son, un œil sur la pendule ou la montre. Dans la bulle de l'habitacle de la voiture, entre deux injures et trois feux orange bien murs. Puis dans sa propre bulle au casque (ou aux oreillettes). Ou, retour at home, dans son fauteuil ou son canap' pour savourer les mots, les dits et les tus. Et, en apothéose dans son lit, toute lumière éteinte pour entrer intégralement dans la radio, yeux ouverts ou fermés, oreilles en tension absolue. C'était aussi le temps où la radio s'adressait à tous et à chacun et où l'auditeur, l'auditrice pouvaient s'imaginer qu'on ne parlait qu'à lui, qu'à elle seule.











Les Nuits de France Culture (en flux) ou la sélection proposée pour les vingt ans de la chaîne  sont une bonne occasion de se mettre en condition optimale de réécoute. Et mieux, pour une série des Nuits magnétiques en quatre épisodes, jouer le jeu, quatre soirs d'affilée et écouter, un par un, chacun des documentaires qui composent l'ouvrage ou l'œuvre totale. Pour celle que je vais évoquer ça tombe bien puisque le documentaire a obtenu le "Prix Italia documentaire" en 1990.

"Gens du marais" de Jean-Pierre Milovanoff et Mehdi El Hadj est pour moi la quintessence de ces Nuits magnétiques qui ont enchanté nos fins de journée et, quatre soirs par semaine sur France Culture, nous ont propulsés dans l'au-delà. Au delà de l'actualité, au delà des tendances, au delà du blabla autour d'un micro (1). Et si tout commence (le mardi) par la présentation feutrée d'Alain Veinstein, grand ordonnateur de ces nuits-là, on peut dire alors que le magnétisme est à son apogée et qu'il va fonctionner pendant plus d'une heure chaque soir jusqu'au vendredi.

La nuit, pénétrer "à pas de loup" le marais poitevin… de jour. C'est possible et c'est presque envoûtant. L'art du documentariste et du réalisateur de nous prendre par l'oreille et nous faire pénétrer lentement dans un monde à part. Une périphérie. Une marge. Un îlot de "pas comme ailleurs". Un pays d'ici, de là, où l'on va pouvoir appréhender calmement la géographie, la sociologie, l'ethnographie, l'histoire et le fait divers étonnant, différent, singulier.

Cette semaine (de mardi 26 décembre à vendredi 29) j'ai chaque soir écouté les "Gens du marais". Ou plutôt réécouté puisqu'à l'époque (juin 1989) c'est sur un mot et un seul que mon attention avait été attirée (2). 

  • "Vous avancez à pas de loup, ciel dégagé, il est un peu plus de 22h40, en bordure des conches, ne faites pas attention aux frênes et aux saules taillés en têtards, ni aux sous-bois couverts de cariçaie. Ne réveillez pas le héron, la loutre, les rats musqués et ragondins, ces envahisseurs américains dont les berges ont à souffrir. Ne vous laissez pas surprendre par la faible épaisseur de l'eau et prenez garde au taux élevé de salinité, attesté par la présence de trèfle et d'orge maritime, ou de la guimauve officinale que colorent les fleurs de coucou et les orchidées. Sur fond de clapotis, mon gabare franchit allègrement les gonelles, nous faisons route vers le "Desséché" cette unité plate et nue, à laquelle j'ai la faiblesse de préférer le mouillé, ces mottes, ces plates, rigoles, mizotte, siques, trainou, portes à flots… Les lignes de peupliers se perdent dans les lointains où dorment d'infinis moulins et métairies insulées. Encore vingt-mille kilomètres de silence où pour l'amour d'une eau peu courante dont les ondes sont à mille lieues de celles de la radio. A-t-on déja entendu une sole ou un brochet parler ? Et les carpes ne restent-elles pas muettes comme des carpes même quand les grenouilles travaillent le dernier générique des Nuits magnétiques… ?" (3)
Comment alors résister à plonger nu dans ce documentaire ? Comment ne pas frissonner des atmosphères, des odeurs, des sons… ? Comment ne pas se sentir ailleurs, protégé, "insulé", pénétré des rites et façons des autochtones tranquilles, singuliers, à la marge du monde habité ? Comment ne pas avoir tant de mal à revenir les pieds sur terre ? Quand la meilleure façon est sans doute de se laisser envelopper par les brumes du marais. 

(1) Pratique délétère qui tient lieu aujourd'hui de "programme" quand l'audace, la créativité, le rêve ont pratiquement disparu des ondes,
(2) Le mot pigouille, perche servant à faire avancer les bateaux à fond plat, a été "repris" par les goémoniers du Finistère, qui dès les années 40, ont installé au bout d'une grande perche, une faucille pour faucher les algues de fond (laminaires). Par extension ces inscrits maritimes ont été surnommés les pigouyers ou pigouillers,

(3) Micro d'introduction d'Alain Veinstein le producteuur-coordonnateur des Nuits. Quelle poésie, quel brio de la langue, du langage vernaculaire et du transport immédiat in-situ sans avoir fait le moindre pas ! Ceci étant il m'a fallu l'aide de plusieurs dictionnaires pour écrire correctement "mizotte, siques, trainou, portes à flots" et surtout en comprendre le sens. Quelle belle leçon de patois !

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