mercredi 28 mars 2018

Europe n°1, Campus, François Jouffa, Michel Lancelot…

Le bouillonnement sur les campus américains en ce début d'année 68 interpelle Maurice Siegel et Lucien Morisse, respectivement directeur et directeur artistique d'Europe n°1, la radio privée créée en 1955 par Louis Merlin et propriété de Sylvain Floirat, un capitaine d'industrie à la mode des trente glorieuses genre Marcel Bleunstein-Blanchet pour faire court. Alors pas étonnant que la jeune radio qui a mis la jeunesse dans sa poche (et le transistor qui va avec) veuille continuer à être en prise avec l'air du temps (1). Quelques jours après le "22 mars", sans rapport immédiat avec l'effervescence du printemps, la décision est prise de lancer une nouvelle émission. Ce sera le 28 mars, elle s'appellera Campus.

L'indicatif principal de l'émission


François Jouffa (2), son premier animateur, se souvient d'une discussion "sur un coin de bureau" avec Lucien Morisse qui décide en quelques minutes de s'adresser à la jeunesse étudiante et du même coup de mettre "Salut les copains" au placard. Cette émission qui a tant fait pour la renommée de la station (2) et dopé les ventes de transistors. Invraisemblable : Campus démarre en milieu de semaine (un jeudi) et Michel Brillié, réalisateur de passer naturellement de SLC à cette nouvelle émission inventée grâce à l'intuition d'hommes de radio qui ont tout compris de la radio moderne.

Jouffa, avec sa bouille d'éternel adolescent (il a 19 ans en 1963 quand il entre à Europe comme reporter) est bien connu de la rédaction dirigée par Jean Gorini. Sa maîtrise parfaite de l'anglais lui a permis, entre autres, d'interviewer les Beatles à leur descente d'avion en janvier 1964. Pour Campus il est donc le jeune homme de la situation. Europe n°1 est une radio généraliste "impulsive, spontanée, créative, changeante" me dira Michel Brillié dans notre entretien téléphonique pour préparer ce billet.

J'attendrai 1969 pour "entrer" dans Campus qui commençait nos soirées d'adolescents pour se terminer avant la fin du Pop-Club de José Artur (France Inter depuis 1965). Nos conversations du matin au collège puis ensuite au lycée ne parlaient que de ça. On était "in", ceux qui regardaient la télé étaient "out". Exception notable pour les Shadoks dont on ne mesurait pas encore la puissance créative.

Le 28 mars, Jouffa démarre donc sur les chapeaux de roue en inventant, en la faisant, une émission, pop, culturelle, musicale et ouverte sur le monde. Le tragique assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 68, propulsera, grâce au bouche à oreille, l'émission et montrera le savoir-faire de son animateur pour recueillir à chaud des témoignages aux Etats-Unis, faire venir en studio des invités au fait des discriminations raciales qui agitent l'Amérique au moins autant que la guerre du Vietnam. Jouffa et Brillié ajoutent à Campus une partition musicale qui dépasse, enfin, les frontières du seul hexagone. Jouffa a le sens de ce journalisme "nouveau" qui s'exerce à l'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud. Les deux compères Jouffa-Brillié ont l'âge des étudiants et de leurs auditeurs… les plus âgés.



Il m'est agréable de citer ici Télérama (3) l'hebdomadaire qui dans les années 60 faisait encore une large place à la radio (4). Et pour cause la TV n'avait pas encore occupé la presque totalité du "temps de cerveau disponible" des Français. Dans ce n° le journaliste radio Yves Froment-Coste rend compte des évolutions des quatre radios généralistes (Europe n°1, France Inter, Radio Tété Luxembourg et Radio Monte Carlo). Même si Campus a démarré le 28 mars précédent, il est encore "trop tôt" pour que Télérama rende compte du changement d'animateur intervenu le 12 avril…

Le 11 avril, Jouffa fait venir en studio des étudiants pour évoquer la tentative d'assassinat dont a été l'objet Rudi Dutschke (5), leader étudiant "gauchiste" allemand (RFA). Les prises de position des invités ne manquent pas de passer les frontières, l'émetteur d'Europe 1 est en Sarre (RFA) et les accords passés entre les gouvernements français (qui contrôle Europe n°1 via la Sofirad) et allemands ne souffrent pas que la France, via une de ses radios, s'autorise une ingérence dans les affaires allemandes. Las, Jouffa écarté après seulement quatorze jours d'antenne devra laisser sa place à Michel Lancelot qui vient de se faire connaître par la publication de "Je veux regarder Dieu en face", une analyse du phénomène hippie aux États-Unis (6).

Lancelot lui n'est ni gauchiste ni de gauche. Plutôt anar de droite pour ne pas dire d'extrême droite. Pour autant il a du être suffisamment discret à l'antenne sur ses orientations politiques puisqu'il animera l'émission jusqu'à son terme en 1972. Je me souviens d'une spéciale sur Ferré mais sans me souvenir du contenu. Campus comme Pour ceux qui aiment le jazz et Salut les copains a été l'émission générationnelle qui a définitivement dépoussiéré la radio de papa et ouvert l'esprit de milliers de jeunes adultes.


Melvin Van Peebles
et F. Jouffa (à droite)























Extrait de ce numéro de Télérama
« La nouvelle émission de soirée, Campus, est caractéristique du changement de ton. Nous avons relevé une toute petite phrase de son animateur, François Jouffa. Alors que Campus recevait son premier invité, un Noir, Jouffa déclara : « Je n’aime pas dire qu’un homme est noir, ou d’une autre couleur, Mais à la radio il le faut bien. » Une toute petite phrase, mais qui en dit long sur l’orientation « humaine » que pourrait prendre l’émission. Nous en reparlerons." Yves Froment-Coste.

(1) Une des émissions de la chaîne, animée par Hubert s'appelle "Dans le vent", du lundi au vendredi 20h10/23h (source Radioscope),
(2) SLC, animée par Daniel Filipacchi (depuis 1959, qui en a profité pour créer le mensuel éponyme au tirage époustouflant de plus d'un million d'exemplaires les meilleures années). Les premiers sondages pour l'évaluation de l'auditorat radio constatent une érosion des auditeurs de SLC. Les "teenagers", pour certains, sont passés sur les bancs de l'université et n'écoutent plus les vedettes du hit-parade,

(3) Ici le n° du 21 au 27 avril 1968. Le jour de parution est le dimanche. En effet l'hebdo catholique réalise, de fait, une bonne part de ses ventes à la sortie de la messe dominicale. À l'origine créé par Georges Montaron de Témoignage Chrétien, Télérama deviendra en 1950 la propriété de la Vie Catholique. Aujourd'hui il appartient au groupe Le Monde. 
Lelouch en haut
et Jean-Michel Desjeunes en bas






















(4) Merci à Céline Loriou, jeune historienne passionnée de radio, d'avoir fait le nécessaire pour récupérer les pages concernant Campus… J'en avais été informé par François Jouffa avec qui j'ai eu un long entretien téléphonique (comme d'hab') pour préparer ce billet…

(5) "Beaucoup d'étudiants rendent responsable la presse d'Axel Springer qui depuis des mois ne cesse de critiquer Dutschke et les protestations étudiantes. La Bild-Zeitung, par exemple, appelait depuis plusieurs jours à la ferme répression des agitateurs. Lors des manifestations qui suivent l'attentat, éclatent de graves incidents, les plus violents de l'histoire de la République fédérale d'Allemagne : le bâtiment des éditions Axel Springer est attaqué et les camions de livraison de ses journaux sont incendiés." (source Wikipédia)

(6) Albin Michel, 1968,


La dernière page de l'article de Télérama sera publiée dans deux jours…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire