mercredi 11 mai 2016

Jacques Chancel : Le Radioscopeur… radioscopé

Chancel, 2011






















Avant de clore le long feuilleton des 117 "Radioscopie" de Chancel, j'aimerais, mes chers auditeurs, vous faire part de quelques remarques (indépendantes des commentaires) que j'ai reçues de la part de mes petits camarades… de route (dont certains sont d'ailleurs des compagnons !)

Fañch qu'est-ce que tu nous radotes tous les jours avec Chancel ?
N'importe quel critique de n'importe quelle thématique reçoit les œuvres complètes de Baudelaire dans La Pléiade et peut entreprendre d'en rendre compte, à sa guise, en un peu plus de 140 signes. Idem pour l'œuvre complète de Scorcese ou de Tarantino. Mais pourquoi devrais-je me contenter, en un seul billet bien torché, d'en résumer l'affaire ! Eh bien non. J'ai trouvé, original, de me mettre en situation d'écoute attentive, chaque jour à 17h et de rendre compte, à chaud, de chacun des sets que l'Ina nous proposait à la réécoute.

En son temps, j'ai écouté de nombreuses Radioscopie (1)… en faisant autre chose et jamais absolument concentré. Alors que là je n'ai fait qu'écouter ou presque. Au titre des remarques bienveillantes de mes amis, j'ai entendu que j'étais trop sévère, qu'il fallait tenir compte de l'époque, que "ç'était comme ça" ! Ben voyons, Léon ! Entendu aussi moult avis définitifs allant jusqu'à refuser d'écouter "un homme du passé".


Delphine Seyrig




















Je suis parti à l'écoute avec le seul a-priori suivant : je croyais bien me souvenir que certaines questions étaient, a-minima déplacées, a-maxima réactionnaires. Mais j'avais décidé de jouer le jeu et je l'ai joué. Il est bon de rappeler comment Dhordain (2) et Chancel se sont mis d'accord pour créer "Radioscopie". On est à quelques mois des "événements" de 68, Dhordain fait une refonte totale de la grille d'Inter. Il connaît le journaliste Chancel qui, à Saigon était correspondant de guerre, animait pour Radio France (c'était son nom) une émission de radio et qui, ensuite fut rédacteur à Paris Jour.

Avant de créer sa propre émission Chancel était "petite main" pour Annick Beauchamp (Madame Inter) qui animait les longs après-midi de France Inter (14-17h). Chancel et Dhordain se mettent d'accord. Le concept innovant sera 1h d'entretien en "vis à vis rapproché" avec un invité unique… à l'heure du thé ! Et c'est parti, le 7 octobre, avec comme premier invité "Roger Vadim".

L'écoute assidue de ces Radioscopie m'a permis de comprendre la mécanique Chancel elle se résume à cinq modèles/marqueurs de base :
1) Prestige
2) Renommée
3) Gloire
4) Réussite
5) Succès (médiatique et/ou professionnelle)


Jeanne Moreau






















À partir de ces cinq entrées Chancel va construire des entretiens pour confirmer ou infirmer "ce qu'on dit" de telle ou tel invité-e. L'animateur fait (sans le revendiquer) du people avant l'heure. Il confronte chacun de ses interlocuteurs à l'époque dans laquelle il se trouve, tout en valorisant le "c'était mieux avant" et sondant le "ça sera mieux après ?". J'ai eu l'occasion d'écrire, à plusieurs reprises, que la posture la plus récurrente chez Chancel est la réaction. Et son corolaire "l'ordre établi". L'ordre politique (de droite), l'ordre social (la bourgeoisie et le mérite), l'ordre religieux (catholique), l'ordre culturel (modèles en vogue), l'ordre dominant (le pouvoir sous toutes ses formes). 

Dans ces carcans, difficile pour les invités de supporter des questions qui confinent souvent au binaire "Si vous n'aviez pas été riche, vous auriez pu être pauvre ?". "Si vous n'étiez pas si bien né, vous auriez pu survivre ?" "Si vous n'aviez pas eu tous ces diplômes vous auriez pu faire la carrière que vous avez embrassée ?" J'en passe, des meilleures et surtout des bien pires.

Mais le plus difficile à supporter concerne ses a-priori d'homme (né en 1928) qui ne peut absolument pas imaginer l'autonomie, et encore moins l'égalité femme-homme. Ses questions aux femmes sont empreintes de machisme, pour ne pas dire de sexisme. Il faut que la femme interviewée soit très reconnue pour que lui-même lui reconnaisse ses qualités intrinsèques. Vous trouverez au long de ces 117 billets (3) foison d'exemples de questions, ou de points de vue, qui laissent pantois pour ne pas dire affligés (4). 


Marguerite Yourcenar






















Chancel n'aura rien anticipé de la cause des femmes et encore moins de leurs combats. Sa Radioscopie avec Delphine Seyrig est pitoyable. C'est le naufrage total de l'homme, aveugle, suffisant et dominant. Son attitude permettra de comprendre le poids social de l'homme, les institutions qui le modélisent et le valorisent dans son statut. De comprendre que l'animateur-vedette n'a eu aucune intuition, aucune empathie pour un mouvement inéluctable d'égalité. Il aura reproduit (sans jamais se remettre en question) les modèles qui l'ont fabriqué et qu'il a vénéré, voire perpétué. Dans cette "nouvelle société" il aura été un homme du passé et certainement pas un homme d'avenir, tel qu'il se croyait être.

Ces "Radioscopie" pourront dire beaucoup des époques auxquelles elles ont été enregistrées. Elles donneront quelques éclairages sur les personnages qui auront marqué (ou pas) leur époque. Elles montreront comment certains événements ne passeront jamais la rampe de l'histoire et comment certains, de façon inattendue, en deviendront des marqueurs. Le bel icône Chancel a de beaux jours devant lui. On ne sacrifie pas une idole sur l'autel médiatique. Particulièrement quand celle-ci participe à "reproduire l'espèce", vaille que vaille, le doigt sur la couture du pantalon. 

À bon écouteur, salut ! 

(1) Environ 3400 diffusées sur France Inter entre 1968 et 1990 à 17h, du lundi au vendredi,
(2) Directeur de la radio au sein de l'ORTF et donc de France Inter,
(3) 116 effectivement, car je me suis refusé à écouter et chroniquer la Radioscopie de "Bokassa", opération scandaleuse de propagande giscardienne,

(4) Dans sa grille d'été 2015, France Inter a rediffusé pendant deux mois, 5 fois par semaine différentes Radioscopie. Dans celle avec Romy Schneider du 13 mars 1970 il dit à l'actrice "Vous êtes une bonne épouse ? Qu'est-ce-que c'est une bonne épouse ? Ça s'apprend le métier d'épouse ?" Schneider, génée, a beau rire, elle lui répond " Ne me posez pas des questions comme ça". Chancel est ici au sommet de la condescendance et du machisme. CQFD.

1 commentaire:

  1. Bonjour Fanch,
    Excellente conclusion à cette longue écoute, et votre choix judicieux d'extraits repris à vos billets, m'ont souvent fait bondir sur ma chaise à roulettes d'indignation consternée quant il s'agissait des femmes, et m'ont fait tomber les écailles des yeux quant au "regard" peu éclairé que je portais sur Chancel et son époque. Plus personne ne prend le temps de faire un travail pareil. Merci à vous, bonne journée et vous voilà libre à 17 H pour savourer une petite promenade !
    Nanou

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