lundi 26 décembre 2011

Studio 125… Kriss

1er épisode
Je suis dans la régie du studio 125 pour "L'Oreille en coin" (1), et je n'ai aucun moyen d'en situer l'époque. Je suis dans la pénombre des veilleuses blafardes du studio. À la pendule électronique il est 13h45. Entrent trois hommes décontractés, Garretto, Coudou, les deux producteurs, Camprasse l'ingénieur du son, visiblement ils ne m'ont pas vu. J'y suis, j'y reste ! Je suis là pour en prendre plein l'oreille, mais je suis d'abord là pour Kriss, pour mettre un visage sur une voix, pour voir ses sourires, ses grimaces, ses yeux espiègles. Je suis là pour voir faire et essayer de comprendre la petite mécanique des ondes, les bonnes. D'habitude j'écoute, là je regarde.

Kriss avec Emmanuel Den
14h02, indicatif : Jim Wild Carson, trompettes, tension en régie, fumée opaque, le rouge est mis ! Kriss : "… Et moi aussi j'ai été jeune dans le temps et comme c'est la mode je fais dans la nostalgie… C'était la première surprise partie de mon frangin, je devais avoir 9 ans environ." Avec son air de ne pas y toucher Kriss installe le décor, son enfance, sa cachette sous la table du salon pour voir les grands danser et écouter les slows qui tuent…

Et ça démarre avec "Only you…" Kriss ondule et fredonne avec les Platters… Vaut mieux que je sois planqué en régie qu'on ne fasse pas attention à moi car si j'avais été avec elle à cette surboum, je n'en aurais pas mené large, les mains moites et le cœur à 180… Pareil maintenant, à l'antenne, quand tu chantes Kriss en forçant ta voix suave et aguicheuse. Codou, Garretto, Camprasse vigilants à tout, sourient. "Je vais craquer" annonce Kriss, sur ce slow qui n'en finit pas de chambouler la raison. "Slow fatal, combien d'erreurs en ton nom ont elles été commises ?…"  Kriss n'en est pas encore là, en attente d'avoir l'âge des surpat' (2), elle danse aux Jeannettes (3) "Le quadrille des lanciers" très en décalage avec "Jolie petite Sheila" (4).

Elle raconte : "… Le temps passe, je vieillis et j'ai enfin mes surprises-party à moi… et [Quelques années plus tard] sur cette "Jolie petite Sheila" chacun a un truc à raconter". Lucky Blondo roucoule "Isabelle". "Je me prenais pour Isabelle, pour m'avoir il fallait d'abord faire le parcours du combattant de la danse, fallait d'abord se taper tous les rocks, tous les twists, tous les bops pour avoir une petite chance de me prendre la main."
Lucky Blondo insiste : "le disque tourne et tu n'es pas là c'est comme un jour de pluie…". Kriss ajoute : " je coupe [Blondo], j'ai trouvé un truc, si vous avez mon âge, ya aucune chance pour que vous soyez passés entre les gouttes, un beau truc quand on l'entendait.

(5) Ouaah, des larmes plein les yeux tout de suite comme ça pour rien, pour le principe. Faut qu'en même imaginer le nombre de baisers qui se sont donnés là dessus… C'est presque dégoûtant… Mais… Faut quand même savoir que des disques on les mettait et, pan on se retrouvait fiancée avec un mec qu'on aurait même pas regardé avant… S'il n'y avait pas eu "J'entends siffler le train" dans ma vie et dans celles de ma génération, il y aurait eu beaucoup moins de drames sentimentaux puisqu'il y aurait eu beaucoup moins de grands sentiments. Les slows c'est comme les musiques de films… dans un film tu plonges… On essaye de continuer "à blanc" ce qu'on avait commencé en musique et ça c'est du domaine de l'impossible." Kriss déroule tout ça "le plus naturellement du monde", elle y croit, elle est dedans et derrière l'émotion des souvenirs une lucidité totale.

"Moi j'avais découvert les slows, autant dire que j'avais découvert l'amour. Et ma mère avait découvert la permission de minuit." Kriss enchaîne et raconte comment à 14,15 ans avant minuit pile elle aurait "fait n'importe quoi pour allonger le disque, car inévitablement sur les accords de fin de "J'entends siffler le train" je craquais. C'était le premier coup de minuit, je plantais mon danseur sans lui donner d'explication pour n'avoir qu'un petit retard pardonnable. Avec des années de recul je crois que ma mère m'aurait pardonné un quart d'heure ou une demie heure de retard, mais je ne le savais pas." 

"Moi les ruptures, je mettais un point d'honneur à me tenir bien droite, à pas pleurer, à pas faire d'histoire, et j'étais très aidée par Aznavour à chaque fois qu'on me plaquait." (6) Kriss est mutine, Kriss joue sa fierté d'être femme non soumise et efface ses ruptures d'une pirouette : "… "Il faut savoir", chanson à texte !". Tout Kriss est derrière ça, dire l'intime et laisser un voile de pudeur. "Ça m'a fait tellement plaisir de réécouter ces disques qu'il n'y a pas de raison de ne pas [à votre tour] vous raconter les vôtres." Et de sa voix grave elle ajoute "il faut savoir"… Pour ne pas rester sur une note de blues, Kriss enchaîne avec Schmoll twistant (7) ! "Qu'est ce que j'ai pu être amoureuse de Schmoll, dingue ! J'étais tellement amoureuse de lui que je le trouvais même beau, lui, c'est dingue non quand même ! " Et puis au détour d'une phrase presque anodine, Kriss évoque son amie Chantal Pelletier (8) qui, à l’évocation de Schmoll trépignera de plaisir et confirmera leur complicité musicale, point de passage obligé à leur complicité tout court.

Personne ne me voit, personne ne m'a vu, j'ai assisté à la petite musique de Kriss, une petite musique légère, gaie, triste, espiègle, et totalement humaine.

(à suivre demain, un autre morceau d'Oreille)

(1) France Inter, 1968-1990, le samedi après-midi, et toute la journée du dimanche,
(2) Surprise partie, surboom, surpat' puis boom quatre noms différent pour faire la même chose : se rapprocher mutuellement filles et garçons,
(3) Méthode scoute adaptée aux filles,

(4) Lucky Blondo,
(5) "Et j'entends siffler le train", Richard Anthony
(6) "Il faut savoir" quitter,

(7) Eddy Mitchell,
(8) Sûrement Chantal Pelletier, voir billet du 21 août 2011.

2 commentaires:

  1. Ce serait cool de la ré-entendre
    sur l'indicatif de l'Oreille ou à tout autre moment

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  2. Vous trouverez un lien son dans le billet du 21 aout 2011.

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