Yves Jaigu (1), qui a dirigé France Culture de 1975 à 1984, est décédé le 5 avril. Pour lui rendre hommage j'ai demandé à trois producteurs d'évoquer l'homme qu'ils ont côtoyé.
Iréne Omélianenko (2),
"J'étais impressionnée par ce "petit bonhomme" (par la taille), très attentif, donnant beaucoup de son temps, rapide dans ses décisions. Il pensait la radio comme un tout. Il a fabriqué France Culture. Il m'est arrivé de le rencontrer à l'extérieur. Il se débarassait alors d'un certain quant-à-soi pour montrer une très grande générosité."
Jean Lebrun (3),
"J'ai commencé à France Culture sous le règne d'Yves Jaigu mais je ne l'ai pas directement connu à cette époque. La chaine vivait dispersée entre plusieurs étages de la maison et le simple collaborateur voyait d'autant moins Jaigu qu'il partait souvent plusieurs semaines de rang pour de grands voyages et de longues méditations. Le pouvoir ne se vivait pas dans le collectif et l'instantané, Jaigu l'exerçait par délégation politique indirecte de l'éxécutif d'alors mais aussi par sa hauteur de vue. Il était du genre à calculer en siècles voire en millénaires et à réfléchir par aires d'influence civilisationnelles et il impressionnait tout un chacun en l'installant, à sa surprise, dans ce grand bain océanique. France Culture, de son temps, vous avait une allure malrucienne même si, pour sa modeste part, Jaigu ne s'habillait pas de nuées.
À ses côtés, une garde rapprochée de différents barons qui représentaient les divers courants dominants dans les gaullismes d'alors, un communiste de service en la personne de Crémieux et des fidèles sincères comme Claude Dupont, l'animateur des Matinales, qui nous communiquait, par ruissellement, les intentions du patron. Je ne sais pas grand'chose, à dire vrai, du fonctionnement réel du pouvoir en cette haute époque mais j'aurais tendance à croire que la politique de la chaine avait beaucoup plus à voir avec la métaphysique qu'avec l'actualité. C'est sans doute ce qui fait qu'aujourd'hui Jaigu est encore secrétement présent."
Olivier Germain-Thomas (4),
"Après avoir publié avec Michel Cazenave un "Cahier de l'Herne" sur de Gaulle écrivain, Yves Jaigu nous a demandé de venir le rejoindre à France Culture. D'"Agora" à "For Intérieur" en passant par "Tire ta langue" j'ai passé 36 ans sur cette chaine. Yves Jaigu est pour moi le plus grand directeur de France Culture, habité par la mission du service public et sa volonté d'offrir à tout le monde une culture de qualité, d'accèder à "un bon niveau", sans démagogie, exigeant, pour la dignité de chacun.
Entouré, entre autre, d'Alain Trutat (ex Parti Communiste), il ne jugeait pas les êtres en fonction de leur position (5). Yves Jaigu a habité la valeur de la culture et le désir de la transmettre à ceux qui n'y ont pas accès. Il attachait une très grande importance à la réalisation qui pour lui était une forme d'art et un langage radiophonique. S'il n'était pas un artiste dans le sens de la créativité il l'était par la réceptivité. Il a tout de suite compris l'intérêt du son et d'une émission bien réalisée. Il plaçait très haut les réalisateurs et dialoguait beaucoup avec eux.
Jaigu avait un véritable appétit pour les nouvelles découvertes scientifiques. Dans l'esprit du Colloque de Cordoue qui confrontait les grandes traditions religieuses et de très grands scientifiques, il a voulu, alors que ce colloque n'existait plus, en reprendre les principes pour plusieurs émissions de la chaine. Jaigu appelé à d'autres fonctions, on avait toujours envie de le revoir. Cela a été mon cas il y a moins d'un mois. Il restera pour moi comme mon seul patron."
L'émission "À voix nue" a consacré cinq épisodes à Yves Jaigu en juin 2011. Je remercie Irène Omélianenko, Jean Lebrun et Olivier Germain-Thomas d'avoir bien voulu évoquer ici la mémoire d'Yves Jaigu. Je reviendrai d'une autre façon sur cette disparition lundi 9 avril.
On pourra voir ici la "facette" télévision d'Yves Jaigu.
(1) 1924-2012,
(2) Productrice, chargée des documentaires de la chaîne, entretien par téléphone
(3) Producteur de Culture Matin, Pot au feu, Travaux publics aujourd'hui producteur à France Inter de "La marche de l'histoire", communication par courriel,
(4) Producteur jusqu'en juillet 2011 de "For Intérieur", entretien par téléphone
(5) politique ou philosophique,
Cher Fanch, c'est un privilège que vous nous offrez de pouvoir lire en avant-première les propos de trois grandes pointures, en activité ou pas, de France Culture. Ces trois noms, Irène Omélianenko, Jean Lebrun et Olivier Germain-Thomas, et d'autres encore, résonnent à nos oreilles comme des garants de la qualité d'une station respectueuse d'auditeurs exigeants. Chacun dans son domaine a illustré la passion du travail bien fait, et la passion tout court pour les sujets qu'ils traitaient, ou traitent encore, avec intelligence et pédagogie. On aimerait que d'autres reprennent le flambeau sous l'impulsion d'un directeur (H/F) animé du désir d'exceller. Soyons optimiste !
RépondreSupprimerIl y a eu dans l'histoire de la radio quelques "grands hommes" qui ont bousculé les ondes mais que le public ne connaît guère : on s'intéresse peu aux coulisses et puis c'est la loi du genre,la radio file comme le temps et l'on ne s'attarde guère sur la façon dont elle se fait (et se défait aussi)... Heureusement, il y a ici ou là des écouteurs attentifs comme Fañch pour nous rappeler que la radio n'est pas toujours un simple robinet...
RépondreSupprimerGérard
J'ai d'abord commencé par laisser filer ce qui sortait du robinet… et puis à force d'écoutes, de petits détails ont commencé à faire sens et puis à installer une humanité…
RépondreSupprimerPour ce qui concerne Jaigu, quand ailleurs les tambours redoublaient pour nous annoncer que telle ou tel venait de prendre la direction de telle ou telle radio, "on ne savait rien" de la direction de F.C.. Un jour j'ai entendu "Yves Jaigu" puis "Agathe Mella" et patiemment j'ai déroulé le fil, "à l'envers". Ce qui peut paraître anecdotique touche mon oreille. Tout part de l'écoute. Encore faut-il qu'il y ait quelque chose à écouter ! Parce qu'entendre ça on en entend, mais écouter… c'est une autre histoire…
Cher Fanch,
RépondreSupprimerVotre oreille attentive nous aiderait bien. Pourquoi ne pas, aussi, rejoindre notre association Amis Auditeurs de France Culture, AAFC ?
Claude
claude.gilbert@dbmail.com