Lebrun reçoit chez lui Johanna Bedeau et, si l'on est sûr de ne pas entendre le feu crépiter dans la cheminée, gageons que le frottement du briquet s'insérera à plusieurs reprises dans la conversation, rappelant à qui connaît bien le producteur radio qu'il n'a jamais lâché sa pipe… Attribut complémentaire du malouin loin de ses remparts balayés aux quatre vents, un œil sur Saint-Pierre et Miquelon, l'autre vers Combourg, lointaine campagne d'enfance. L'affaire étant campée plongeons gaillardement dans le premier entretien.
Fidèle à sa légende, de chat (perçant, l'intime des autres), Lebrun commence par esquiver ce qui pourrait nous faire entrer ex abrupto dans son enfance et, pour ménager sa pudeur, l'homme de radio nous annonce qu'il appartient "au plus profond de l'anonymat", histoire de nous rappeler qu'il n'appartient à aucune dynastie du savoir et encore moins à cette classe érudite qui se hausse en permanence du col dans les médias. Il parle à voix presque feutrée et donne l'impression de s'approcher du micro pour nous faire une confidence. Il justifie cet anonymat en nommant son patronyme qui en serait la marque absolue. Bedeau est prévenue on n'entre pas dans l'histoire Lebrun comme on dépouillerait les archives de sa généalogie. Il va falloir subtilement user de patience et d'écoute. Et Lebrun de très vite poser l'équation historique et politique "Je suis un enfant de dominé". Le conteur tisse et retisse, de quoi entrer cash dans le vif du sujet ! Son interlocutrice n'à plus qu'à laisser se dérouler l'histoire…
La Bretagne une terre d'où est parti Jean Lebrun, comme tant d'autres Bretons attachés à leur terre d'autant mieux qu'ils l'ont quittée. Voilà le meilleur prétexte pour un Lebrun qui ne voyage pas mais qui assurément à la bougeotte et craint comme la peste l'enfermement dans un studio (4). Lebrun de naviguer sur les flots de son grand-père charpentier de marine. Transition toute trouvée pour mettre le cap sur Saint-Pierre et Miquelon. Et Lebrun de nous téléporter "dans la France de la troisième République, une France disparue qui ressemble à l'île de Babar" quand nous aurions été tentés de n'y voir qu'un archipel lointain proche de l'histoire fabuleuse de Terre-Neuve et de la pêche à la morue. Le conteur se régale pour évoquer avec une gourmandise non feinte Giraudoux et Jean de Brunhoff un grand écart magnifique de culture et de poésie. Avec sa bonne part de fantaisie facétieuse. Et puis sentimental quand dans la foulée il évoque Claude Lucas (5)… et de conclure pour ce deuxième entretien "Je préfère rester au seuil de moi-même car l'intérieur est trop sombre." (Blondin)
Cette part sombre ce sera "ses" années Sida où Lebrun reviendra longuement sur l'accompagnement jusqu'à sa mort de son compagnon Bernard Costa, comme évoqué dans son essai "Notre Chanel" (6). Parcours difficile quand il faut, en même temps, garder un ton, un élan et une curiosité aiguisée pour animer chaque jour "Culture matin" la matinale de France Culture.
Et puis avant ce fut la presse écrite depuis les années collèges avec la ronéo et les stencils (système de reproduction… d'autrefois) ! Et de citer ses ainés Jacques Julliard (Le Nouvel Observateur) puis Jean-Marie Domenach (Esprit) qui avait une formule qui convient à Lebrun "Beaucoup de gueule et peu d'or"… Et au passage un petit coup de chapeau à Bruno Patino, ex-directeur de France Culture (2008-2010) avec une jolie formule pour la chaîne "Écouter, célébrer, transmettre".
Et s'il n'avait pas été animer "La marche de l'histoire" dès février 2011 sur France Inter, Lebrun aurait arpenté les chemins creux de Bretagne dont on peut imaginer qu'ils auraient croisé de nombreux chemins buissonniers. On se délectera du coup de patte (de griffe) qu'envoie l'historien pour évoquer l'avenir de la radio : "On vit en studio et on diffuse depuis le studio et quand on va en extérieur c'est moins pour entendre les gens qui pourraient être nos interlocuteurs que pour devenir visibles et nous installer sur une tribune avec des projecteurs et le public à qui l'on demande d'applaudir la vedette de France Inter…" CQFD. Plus rien à voir avec la bande (ou l'école) à Lebrun au temps de Culture Matin, Pot-au-feu ou Travaux publics où le hors-studio était la meilleure façon d'être à l'écoute de la France, des français et… des auditeurs de France Culture, "pour un moment partagé" !
Et Lebrun d'insérer dans la conversation un de ses lieux de prédilection, Blumeray en Haute-Marne, "ouvroir d'histoires potentielles" qui nous aura valu quelques séances mémorables, joyeuses et fraternelles. Il y aurait tout un "pèlerinage" à faire sur les lieux radiophoniques qu'a exploré, tel un Tintin moderne, ce producteur de radio atypique et attachant. Et le titre de "Contanforain" (conter en marchant) colle parfaitement aux semelles de vent de notre infatigable vagabond, "archiviste du temps présent pour les temps futurs" qui aime "les gens qui se déplient". Et qui vient lui-même, chose très rare, de passer deux heures trente à se déplier.
Joyeux Noël à tous… et à Jean Lebrun…
(2) « Le Bon plaisir de… », programmé d'octobre 1984 à juillet 1999, s'inscrit dans la grille de programme issue de la réforme de France Culture lancée en octobre 1984 par Jean-Marie Borzeix alors directeur de la station. L'émission, très élaborée, est diffusée le samedi après-midi de 15h30 à 19h pour les saisons 1984-1985 à 1986-1987, de 15h30 à 18h30 pour les saisons 1987-1988 à 1997-1998 et de 15h30 à 17h pour la saison 1998-1999 (source : Archives nationales),
(3) Toujours jeune, producteur-réalisateur à France Inter et France Culture,
(4) Il est bon de rappeler ici la conviction de Philippe Caloni, homme de radio "La radio pourrait s'apparenter à une prison avec ses grilles (de programmes), ses chaînes, et ses cellules (de montage)…
(5) Auteur de "Suerte", pour cette émission de Culture Matin du 24 mai 1996, Lebrun avait réuni tous les anciens camarades de collège de Lucas, en pensant que ce dernier pourrait écouter l'émission en prison…
(6) Fayard, 2014.