François Béranger |
Lundi 27 octobre 2003
Je roule entre Charleville-Mézières et Valenciennes. C'est l'automne. Brumeuse, froide, pluvieuse. Il est un peu plus de 17h. Il fait déjà très noir dehors. J'écoute "Là-bas si j'y suis". Heureusement qu'il fait nuit. Heureusement que je suis seul. À l'abri des regards. À l'abri des bruits. Béranger (François) est mort le 14 octobre. Mermet pouvait pas louper ça. Béranger/Mermet c'est presque la même tronche. Mes mains sont crispées sur le volant. La voix de Mermet et celle de Béranger cognent à mes oreilles. Ils sont tout près de moi. Je sais qu'il me faut tout capter car je n'aurai que la mémoire pour me souvenir. Rien n'existe d'autre que Béranger. Pour que ça dure, je ralentis. Il n'y a pas d'essuie-glace pour essuyer mes larmes. Pour effacer les concerts des années 70 et 80. Pour effacer celui qui avec nous portait les utopies, les espoirs et les désenchantements aussi.
Mardi 28 octobre 2003
Mermet consacre une deuxième émission à l'ouvrier, au poète, au chanteur libertaire, au révolté des Aurès, à l'oublié d'un système qu'il n'avait de cesse de dénoncer. Je fais le même itinéraire dans les mêmes conditions, à la même heure. Les images défilent. Pas celles des polaroïds, pas celles du show-business, pas celles non plus qu'on a jamais vues. Celles que ses chansons racontent. Là, maintenant, je pourrai tout chanter. Mal. M'égosiller. Mais chanter. Mais rien ne sort. C'est totalement bloqué. Fermé. Verrouillé. Le chagrin est plus fort que la joie de chanter. Mermet frappe aux tripes. Et ça secoue. J'ai beau ralentir le plus possible, l'émission va se terminer et, avec elle, les années qu'on égrène déjà au passé. Je voudrais être sur la ligne "Pont de Sèvres-Montreuil", dans le bain de vapeur quotidien. Être dans la rame de la débauche de chez P'tit Louis. J'aimerais danser le tango de l'ennui. Mais y'aurait plus Anasthasie. Quant à l'ennui…
Vendredi 8 février 2013
Je croise S.C. à Longueur d'Ondes. Elle bosse pour "Là-bas". Je lui demande si elle peut trouver les enregistrements des deux émissions "Béranger". Elle est d'accord de chercher. Elle cherche. Je ne suis pas pressé…
Vendredi 14 février 2014
Je reçois à Longueur d'Ondes, par porteur spécial, les deux C.D. des deux émissions. Ça fait un coup au cœur. Va "falloir" réécouter. Sans tarder.
Mercredi 19 février 2014
15h10. Le temps s'arrête. Oser le lecteur CD… Ce jour-là, de 2003, il faut attendre (à 26'55") pour que le répondeur témoigne du "Françoué". Ceux-là disent comme je l'aurai dit. Aujourd'hui je ne saurai pas dire autrement que la radio est bouleversante quand elle rapproche autant : des souvenirs communs, des histoires, des rêves et une fraternité vécue. Et comment pour témoigner "les gens" sautent spontanément sur le répondeur de "Là-bas". C'est là qu'on est sûr de se retrouver entre potes pour partager, avec Natacha, Rachel, et tant d'autres. Pour parler de toi François, par ceux qui t'ont aimé. Celles qui savent le dire. Ceux qui savent le taire. CD2. "Parfois dans la radio j'entends ma drôle de voix". Et puis entendre parler des ouvrières, de celles qui chantaient au moins autant qu'elles déchantaient. De sa grand-mère de Clamecy. De l'an 01 (2). De "Mamadou m'a dit". Et d'une gauche qui nous a trompés.
Voilà la radio au point d'excellence d'un album sonore personnel qui vibre à chaque fois qu'on en tourne les sons. Peu importe le temps, peu importe les années. Cette réécoute était bouleversante. J'ai voulu ici la raconter pour dire, autrement, comment la radio sans image fixe celles qui ont défilé le jour où l'on a écouté ce qu'il était indispensable de fixer. D'un moment de vie important, essentiel et qui s'accroche à sa propre histoire. Oui je pourrai raconter encore, comment Béranger mort il était vivant. Comment la radio donne à la mémoire ce regain de vie, quand peut-être à force on finirait par oublier. Y'a que la radio pour faire ça. La voix, les mots, les sons et tout ce qui pour Béranger faisait chanson.
Très chaleureux merci à S.C., sans qui, il ne me serait resté que le souvenir d'une route d'automne humide, brumeuse et pluvieuse, où Béranger venait de faire un pas de côté.
(1) Sur France Musique, le samedi de 18h à 19h,
(2) Film de Jacques Doillon (et l'aide de Jean Rouch et Alain Resnais), d'après la bande dessinée de GéBé, 1973. Dans ce film "utopique" François Béranger chantait.
Cher Fañch,
RépondreSupprimermerci pour ce si touchant billet sur François Béranger. Je me souviens avoir découvert l'ami François une fois de plus sur les ondes de France Inter et c'était dans Pas de panique, en bref un de ces gars qu'on n'entendait pas partout, loin s'en faut (idem pour Colette Magny ou Dick Annegarn).
"J'en suis encore à m'demander
Après tant et tant d'années
A quoi ça sert de vivre et tout
A quoi ça sert en bref d'être né"
Un refrain qui est resté gravé dans ma mémoire...
Je n'ai pas eu de disques de Béranger, j'en achetais peu et il fallait bien faire des choix mais j'étais envahi par une sorte d'entrain à chaque nouvelle écoute de cette belle voix et ce ton qui m'était devenu familier, comme un ami qui ferait un boeuf dans la piaule d'à côté.
Tiens, j'ai découvert qu'un temps il avait même travaillé dans la Maison ronde. "Vous je sais pas" comme on dit, mais moi ça me touche...
Bon, merci Hervé. Dans le doc de "Là-bas" c'est un moment du Tribunal des Flagrants délires qui est repris. Mais puisque tu cites Béranger dans la ronde, il y faisait quoi, avec qui, comment ?
Supprimer