9h50, ce dimanche. Je reprends l'écoute du long documentaire de Marion Thiba, "La parole ouvrière" (31 août 1991) rediffusé dans la nuit de vendredi à samedi dans les Nuits de France Culture. Je ne voulais pas passer toute ma nuit à cette réécoute. Je voulais prendre des notes pour ce billet. Et puis surtout dormir. Je reste frappé par la bonne intuition de Jean-Marie Borzeix, directeur de France Culture (1984-1997) d'avoir sollicité Marion Thiba, productrice, pour élaborer ce long documentaire diffusé dans la grille d'été, un samedi de 1991. Un samedi. Quatre heures quarante-cinq sublimes de plongée dans la parole et la culture ouvrière réalisées par Annie Flavell. Pas quatre heures quarante-cinq, assise dans un studio, quatre heures quarante-cinq de témoignages in-situ, poignants, sensibles, vécus dans des bastions de l'histoire ouvrière. Boussac dans les Vosges. Fourmies dans le Nord. Le bassin houiller lorrain. Lip à Besançon. La mine de Bruay en Artois ou à Oignies. La Sollac à Dunkerque. Les haut-fourneaux de Longwy. Peugeot à Sochaux. Les chantiers navals de La Ciotat. Mais aussi la bonnetière de Troyes, le typographe de Paris, la monteuse-cableuse, l'instituteur…
Marion Thiba : "Michel Verret, vous êtes philosophe, sociologue, vous avez écrit beaucoup de livres sur la condition ouvrière, vous avez l'habitude d'écouter les ouvriers. Je me disais que la radio était très précieuse pour recueillir la subtilité des différentes paroles ouvrières.“ À Troyes, Suzanne Parrigaux, évoque les bonnetières qui devaient supporter en permanence les bruits stridents de l'usine. À Fourmies (Nord), dans les filatures il était presque impossible de parler, c'était le bagne. Le bobineur était le souffre-douleur. Les ouvrières ont inventé cette image "La neige ce sont les fleurs de soumission. Si pendant la grève on ne reprend pas le travail, c'est la fin. C'est la mort". Déjà ces premières paroles montrent que ces mots n'auraient jamais pu être prononcés en studio à Paris.
Michel Verret précise "La parole nue, dans la tragédie la plus noire. La parole claire de la bonnetière. La parole franche d’une vie basse. L’oser dire de l’exploitation." Et il est joli que Verret traduise "le pain d’alouette", cette friandise que le mineur rapporte à ses enfants sans y avoir goûté lui-même pour son casse-croûte préparé par sa femme. Marion Thiba, pousse loin son écoute du sociologue au point de lui demander "D’où vient votre émotion ?". Verret : "Cette classe ouvrière peut retourner sa coopération de travail en coopération de résistance, en coopération de lutte, en coopération de définition d’objectifs de classe. Il faut que la classe ouvrière pour qu’elle soit classe survive comme classe. Et il faut que son expérience puisse se cumuler." Il faudra aussi quelques intermèdes d’accordéon pour tenter de prendre un peu de recul pour mesurer cette culture ouvrière disparue. Bafouée et disparue. Méprisée et disparue. Niée. "Il faudra au moins un siècle pour qu’on ne sache plus ce que c’est la culture ouvrière" annonce un témoin.
Puis ce sera au tour de Maurice Boivin, typographe du Livre, un "ancien du plomb" d'évoquer le cliquetis des linotypes. Louis Oury, ouvrier aux Chantiers de Saint-Nazaire. Bertrand Bartz, mineur de fond en Lorraine, "Loin du soleil, à la mine on ne siffle pas on ne chante pas, il faut bien ouvrir les yeux et surtout les oreilles, ce que vous ne voyez pas avec les yeux, vous pouvez l’entendre." Marcel Donati, ouvrier sidérurgiste de Longwy intervient à plusieurs reprises dans ce documentaire. Et puis il y a tous ces mots du travail. Qui d’autre qu’un mineur peut "Remonter au jour" ? Aucun, aucune, autre travailleur, travailleuse de la nuit peut finissant son travail peut dire qu'il "remonte au jour".
Oignies (Nord), décembre 1990. Un mineur raconte : "Aujourd’hui on tire un trait sur tout ça (les charbonnages et la métallurgie, des colosses au pied d’argile) c’est comme si le magasin était en faillite." Et à cause du regard noir, charbonneux des mineurs une jeune femme rappelle que son père ne rentrait pas avec les yeux noirs à la maison et ne supportait donc pas que sa fille se maquille les yeux ! Pour tous les mineurs "L’or noir" ce n'est pas un vain mot, une utopie. Les femmes de mineur montrent qu'elles sont solidaires de leurs maris, "aux petits soins" comme l’évoque Marion. Les femmes ne se plaignaient jamais dans cet accompagnement lourd de leur mari et de toutes les charges domestiques et d’éducation qui leur incombaient à plein temps. Et elles évoquent aussi avec peine la silicose de leurs maris qui "crachent leurs poumons".
Un ouvrier de chez Peugeot : "C’est dur quand t’as pas parlé pendant 9 heures et que t’as tellement de choses à dire que t’arrives plus à les dire, que les mots ils arrivent tous ensemble dans la bouche, et puis tu bégayes, tu t’énerves, tout t’énerve…". “Depuis la fin des années 70 le monde ouvrier vit un grand travail de deuil. Les ruptures [avec le reste de la société et des politiques, ndlr] et les clivages sont forts. En 1991, la blessure de la fermeture des puits n'est pas guérie, il y a maintenant l'habitude de cette mort, de cet abandon, de ce remembrement, de ces friches, c'est devenu une plaie habituelle."
Jean Hurtzel : "Les paroles sont un élément fondamental de la culture ouvrière, des cultures orales qui se méfient de l'écrit. Les bistrots étant les derniers lieux de convivialité." Quand, un autre intervenant précise "Le travail représente le fondement de l'identité pour un homme, c'est la légitimation de soi."
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Grève ouvrière, Saint-Nazaire, 1955 |
Ce documentaire précieux de Marion Thiba est plus qu’une page de mémoire. Les témoignages sont des instants de vie, de vies consacrées à l’ouvrage, à l’œuvre d’ouvrières et d’ouvriers. Cette parole ouvrière devrait être enseignée au collège et au lycée. À la fois pour (ré)apprendre à écouter sans voir, et surtout pour prendre la mesure de l’histoire et de ce qui a forgé "les temps modernes".
Je n'ai jamais été ouvrier, mais j'en ai fréquenté de nombreux au cours de ma vie professionnelle. Et puis aussi des ami-e-s dont j'ai aimé écouter leurs histoires brutes. À "L'Humanité dans la poche", le journal communiste, on peut aussi entendre "L'humanité dans la poche" ! Le temps long de ce documentaire c'est aussi le temps long de l'histoire ouvrière avec une triste réalité, le temps de plus en plus court consacré aux documentaires sur France Culture, comme le temps de plus en plus court qu'il reste à la parole ouvrière. Merci à Albane Penaranda de l'avoir rediffusé dans "Les nuits".