Jacques Chancel |
Les éditrices Béatrice Montoriol (Ina) et Marie-Annick Huet (Radio France) seront surprises qu'à réception du nouveau volume (n°4) des Radioscopies* de Jacques Chancel consacré aux écrivains, j'ai commencé par lire méticuleusement les dates de diffusion des vingt-trois entretiens sélectionnés. Pourquoi ? Eh bien parce que, tant qu'à faire de réécouter ses voix puissantes de la littérature, j'avais besoin de me demander si à l'époque de leur diffusion j'avais pu les écouter en flux ? Mais qu'est-ce que ça change me direz-vous ? Tout mais vraiment tout. À l'époque et pendant presque vingt ans ininterrompus Chancel à 17h "figeait" tout ce qui pouvait se passer autour de son émission et qui aurait pu empêcher une écoute attentive. C'était un rite, un pivot (1) de la journée, un rendez-vous "sacré" qui se savourait un peu avant, pendant et encore après. Mais pour qui ? Qui dans les années 70 et 80 pouvait se distraire de son activité principale pour écouter la radio à cette heure-là ? Pas moi toujours ou assez rarement du lundi au vendredi. Mais grâce à Télérama, - à l'époque un excellent hebdomadaire qui écoutait, défendait, promouvait la radio avec ferveur, joie et passion -, je pouvais mettre en œuvre une mécanique un peu tirée par les cheveux pour enregistrer ou plutôt faire enregistrer l'invité dont je ne voulais pas rater le propos. Mais j'ai pu aussi, en de nombreuses occasions, écouter la radio en travaillant.
Je vous épargnerai, mes chers auditeurs, les digressions superflues que je pourrais faire en passant par le menu mon emploi du temps à l'époque de la diffusion de chacune des émissions proposées dans ce coffret. Mais, mentalement, avant chaque écoute je me suis resitué dans le contexte de l'époque, pour le plaisir et pour mieux appréhender ce qui "tournait autour" de celle ou celui qui se confiait à Chancel. Au-delà de la qualité des enregistrements, "on" se souvient qu'il n'y avait pendant cinquante-sept, voire cinquante-huit minutes aucune perturbation de jingle, chronique, auto-promo, publicité, play-list qui auraient envahi les émissions jusqu'à saturation. S'il est de bon ton aujourd'hui de ne pas vénérer le passé et de s'affranchir du "c'était mieux avant", comment se fait-il donc que les milliers de Radioscopies que Chancel a enregistrés soient devenus pour la plupart des objets mémoriels marqueurs de leur temps ? Je m'abstiendrai d'évoquer ici les noms d'émissions actuelles qui, à peine écoutées, laissent à peu près autant de souvenirs que la première fois où, au marché, vous avez entendu un camelot empiler des serviettes pour vous embobiner dedans.
Romain Gary |
Pas besoin de vous dire comment j'ai picoré dans cette belle collection (2), l'important c'est que j'y ai pris beaucoup de plaisir et surtout découvert des écrivains vers qui je n'aurais pas "naturellement" été. L'Ina et Radio France font ici la démonstration formelle de ce qui déjà à l'époque aurait pu s'appeler une "radio augmentée". Pas une radio augmentée de falbalas tendance, d'images insipides, de liens superflus et d'autosatisfaction permanente. Non une radio augmentée, de sens, d'écoute, de transmission du savoir et de voix qui avaient quelque chose à dire, pas à vendre (4).
Écouter les Radioscopies de Chancel c'est se reposer de la fureur du monde tout en (re) découvrant le monde (3), sans que cette découverte ait besoin de s'accompagner de tambour, de trompette, de buzz et autres calamités de la communication moderne. Comme aurait pu le zozoter Jean-Christophe Averty, un autre génie audiovisuel, "À vos CéDé"…
* Radioscopie, France Inter, du lundi au vendredi, 17h. 1968-1982 puis 1988-1990,
(1) Non, non ce n'est pas un calembour fumeux.
(2) Radioscopie, Jacques Chancel, Vol.4, Écrivains, 2CD, 20h d'enregistrement, Ina/Radio France, disponible chez Harmonia Mundi ou sur la boutique d'ina.fr en physique et en numérique,
(3) Roland Barthes au cours de son entretien évoque la science de la radiodiffusion, et Romain Gary sa volonté farouche d'une féminisation du monde,
(4) Deux bijoux de questions de Chancel à d'Ormesson : "Si demain vous êtes fusillé, vous saurez sourire au dernier moment ? " et " Vous auriez su naître dans une famille ordinaire".
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