vendredi 27 décembre 2013

Paris, Bordeaux, Le Mans…









Que c'est chic d'entendre de la friture sur les ondes. Nous sommes à Colombes en 1952… ou presque. Jean Thibaudeau (1) a imaginé (en 1961) un reportage sur le premier match de football d'après-guerre entre la France et l'Allemagne… Sur cette création radiophonique, réalisée par Alain Trutat, Jean Thibaudeau précise : «Je n'avais aucune expérience de la radio, expliquera-t-il à ce propos en 1983, je n'avais jamais mis les pieds dans un studio, je n'avais peut-être même jamais vu un magnétophone de ma vie, je connaissais la radio uniquement comme auditeur. Pourtant, le sujet du reportage, ce serait, autant ou plus que le football, la radio».
 

Au moins autant que le match "réinventé" il s'agissait bien de donner à entendre une rivalité d'affrontement sans enjeu guerrier. Thibaudeau s'écarte sans cesse de l'événement, pour ceux "peut-être" qui ne sont pas dans la ferveur du match et qui vivent autrement ce dimanche "historique". Certains guettent, dans la vallée de Chevreuse, les coureurs cyclistes pour l'épreuve des "Boucles de la Seine", tout en tenant à l'oreille leur transistor. Les ondes radio se propagent jusqu'en bord de Marne. Des amoureux n'ayant que faire du ballon se promènent… et se fondent dans la nature, décrite sans ostentation. Et puis d'autres encore, captivés par le reportage de leur auto-radio, finissent par embrasser les platanes.
 

Pierre Schaeffer






Les narrateurs sont multiples, des voix féminines, des voix masculines, des speakers sportifs en plusieurs langues crachent dans leurs micros. Thibaudeau intervient lui-même dans son documentaire et dévoile sa façon de captiver l'auditeur. Il joue aussi et se joue des formes de narration radiophoniques jusqu'à parodier la "réclame" avec des "spots" plus vrais que nature. On navigue entre réel et fiction, et pour nos oreilles de 2013, on est dans le documentaire, écrit, travaillé, monté. Mais pour les oreilles de 1961, comment certains n'ont-ils pas été décontenancés, déçus, enthousiastes, voire heureux qu'on ose désacraliser le sport à ce point-là, qu'on invente des histoires, pour donner une autre écoute au reportage sportif non descriptif, à flux continu ?
 

Voilà de la création radiophonique, imaginative, surprenante, poétique, décalée du big bazar et du maelstrom qu'entretiennent les médias pour sanctifier, jour après jour le football de foire. Qui d'autre que Thibaudeau a eu l'idée de rejouer le match ? Pas à la façon lourde et triviale du Café du Commerce entretenu encore aujourd'hui sur une radio du Luxembourg. Thibaudeau joue, tourne autour du ballon, s'en éloigne, décentre le jeu, y revient, donne des noms de joueurs des deux camps, jusqu'à citer des marques. Thibaudeau fait de la radio, compose une pièce sonore qui, au-dessus du nid de coucou, donne à prendre la mesure de l'autour et peut-être ramener à sa juste dimension une rencontre sportive suivie par 60 000 spectateurs, quand le reste de la France (et de l'Allemagne) vaque à d'autres occupations, où est rivé derrière son gros poste à lampe (2).
 

Comment aujourd'hui tenter une pareille démarche de création radiophonique, comment profiter d'un événement sportif fédérateur pour "renverser les quilles", bousculer le bel ordonnancement, les commentaires convenus, les pronostics bidons, les superlatifs ridicules ? Seriez vous-prêt M. Vendroux (3) à tenter l'expérience pour le prochain mondial ? Offrant chaque jour aux auditeurs une fiction à partir des matches mythiques des éditions passées, une création qui interrogerait le sport en donnant à voir et à entendre ce qui tourne autour. C'est un beau projet passionnant à inventer, à fabriquer mais il n'y a plus de Club d'Essai, plus de Paranthoën (4) pour imposer un tel décadrage et bientôt plus d'argent. Pourtant j'en suis sûr vous sauriez M. Vendroux trouver les subsides qui permettraient une "telle folie" (5). Car des auteurs il y en a et ce serait l'occasion de recréer le temps d'un Mondial un "Club d'essai" qui ne demanderait, passé l'essai, qu'à se transformer… en laboratoire de recherche radiophonique.

(1) Décédé le 18 décembre 2013, voir l'article de Phonurgia nova,
(2)
On est en 1952, le transistor n'a pas encore fait son apparition,
(3) Directeur des sports à Radio France,
(4) Ni de Trutat, ni Garretto et Codou, ni de Chouquet, 
(5) Comme la création d'une radio temporaire pour le Mondial 98,

2 commentaires:

  1. Cette année sont décédés quatre écrivains, tous remarquables, ayant eu un lien assez fort avec France Culture, côté ACR notamment, mais pas seulement. Dans l'ordre de leur disparition : Jean-Claude Montel, Mathieu Bénézet, Michel Chaillou et Jean Thibaudeau. Trois d'entre eux ont des liens forts avec Nantes et ses environs. Seul Mathieu (né à Perpignan) n'était pas de cette région (mais il était assez proche des autres). La mort de Jean Thibaudeau, apparemment, tout le monde s'en fout. Pas moi. Il a, certes, fait ces beaux travaux radiophoniques avec Trutat ; mais il a fait aussi "À voix
    nue" avec Claude Ollier et, je crois, Italo Calvino (qu'il a traduit génialement). Je voudrais, de toutes mes forces, en tant qu'"homme de radio" (si ça veut dire quelque chose), contribuer à faire en sorte qu'on se souvienne de leur travail pendant longtemps encore. En attendant, merci Fanch, de donner le lien avec ce travail de jeunesse de JT qui garde encore de sa fraîcheur. Et ne dis pas qu'il n'y a plus de Trutat, de Yann, etc. C'est vrai : ils sont morts ! Mais pas irremplaçables, quand même. Sinon, c'est désespérant, et alors, comme le dit très bien Justine dans Melancholia de Lars Von Trier, autant que la terre se fracasse et que ce soit la fin du monde... (j'adore ce film, mais je tiens à ce que notre planète tienne le coup et à ce que ses habitants se préoccupent de son futur !)

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    1. Merci Christian pour ton commentaire qui complète bien mon propos. Sur ma phrase un peu trop définitive sur les réalisateurs j'ai hésité à la publier. Grâce à ta remarque je peux préciser : les réalisateurs cités savaient qu'ils pouvaient inventer, on était dans une époque d'invention et de recherche. J'ai l'impression que les producteurs et réalisateurs d'aujourd'hui doivent produire mais qu'il n'y a plus de temps accordé à la recherche, au tâtonnement expérimental, au désir de surprendre par une écoute nouvelle ou différente. La conversation pour ne pas dire le bla-bla a envahit les ondes et ne laisse plus aucune trace dans la durée. Les temps changent. Mon adresse à Vendroux est peut-être un coup d'épée dans l'eau mais si je ne le dis/propose pas qui le fera ? Plus aucun média (papier) ne s'intéresse à la radio au point de l'interpeller. Le Monde et Télérama enfonçant un peu plus chaque semaine le clou de la célébrité, au détriment de l'analyse. Je continuerai donc à militer en graduant mes interventions pour le retour d'un "Service de la recherche" à la radio. La nouvelle donne du mois de mai à Radio France sera peut-être une occasion à prendre pour suggérer à l'élu-e de s'y intéresser. Au delà des nouveaux médias il convient encore d'explorer l'ancien média radio dont la capacité au renouvellement est potentiellement active encore faudrait-il que les femmes et hommes de radio s'engagent aussi dans cette voie-là. (à suivre… de près)

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