jeudi 5 mars 2020

Le bureau des projets… Une légende ? (4)

Quatrième volet de la série "Bureau des projets" et deuxième avec Mehdi El hadj, qui nous présente de 1974 à 2008, l'évolution de France Culture et de son métier de réalisateur et, par effet induit, l'évolution de la décision pour un projet/sujet d'émission.



Petit à petit Mehdi El hadj va constater ce qu'Alain Veinstein dénonce dans Radio sauvage (1), une radio de journalistes absorbés par l'actualité. Ce qui infuse sur les producteurs qui ne sont pas journalistes. Quant aux producteurs tournants évoqués dans un précédent billet, Mehdi El hadj pondère : "Aux origines de France Culture (années 50) il n'avait pas été prévu que "producteur" (entendu au sens de producteur intellectuel)

devienne un métier. Au début la chaîne pouvait compter sur des personnalités qui, ayant une activité intellectuelle dans un domaine, pourraient faire une émission ou deux sans en attendre une activité pérenne.

"L'ouverture progressive de la chaine aux collaborations extérieures étant importante, il y eu très vite beaucoup plus d'"appeleurs" que d'appelés, débordant ainsi largement ce que les secteurs de production pouvaient recevoir. Cela entraina une compétition pour obtenir une émission. Pour beaucoup d'entre eux, l'intention de faire de leur première expérience radiophonique, le début d'une activité régulière, voire un métier à temps plein, s'est imposée et à mon sens, la légitimité personnelle de leurs propositions initiales s'est peu a peu diluée dans la course à l'émission, par ailleurs pas vraiment bien rémunérée, d'où le travail sur fiches, l'étude des "Que-sais-je" et autres sources de documentation."
"Ainsi ces producteurs, dits tournants, sont passés du "Projet" - personnel, singulier
motivé -, au" Sujet" avec, de fait, une moindre implication pour se transformer alors en journalistes, sans d'ailleurs en avoir l'efficacité technique. L'état d'esprit peut se résumer ainsi : "J’ai fait une émission, je suis donc producteur, je veux travailler à la radio". À l'origine de ces transformations, l’intérêt du travail à la radio, le prestige que cela supposait, et ce, à considérer dans le cadre de la dégradation de l'emploi dans le pays. La meilleure preuve de cette évolution s'apprécie à l'aune du nombre de ceux qui ont demandé, à raison, la carte de presse et ont fini par l'obtenir. 
"Autre conséquence, poursuit Mehdi El hadj, plus interne : la fonction de réalisateur (chargés de réalisation) est, peu à peu, devenue plus fonctionnelle et technique et s'est normalisée, voire affadie puis a disparu sur le plan artistique et sonore. La radiophonie a perdu son langage propre, essorée par le modèle journalistique omniprésent qui interdit la quête, le silence, la singularité, la direction d'auditeur."
"Par le rythme de fabrication des "Bons plaisirs" qui faisait intervenir un même réalisateur toutes les trois semaines, nécessitant un travail sans recul, la participation à l'élaboration créative du chargé de réalisation a donné des signes de régression et a imposé de nouvelles contraintes : disparition progressive de la possibilité d'avoir un entretien préalable avec le producteur avant les enregistrements, absence de “retour” motivé autre que superficiel dans les couloirs, restriction des possibilités de choix.

"Autre dérive : le projet de l'émission, de plus en plus flou, se tourna inexorablement vers l'émission biographique et parfois complaisante. De ce point de vue "À Voix Nue" n'a pas été épargnée. N'oublions pas une mention spéciale pour les “documentaires” qui se sont vite transformés en succession de reportages, sans vision ni écriture particulière des auteurs, pour la plupart interchangeables puisque "journalistes". Ainsi s'est installé un modèle de réalisation passe-partout reconnaissable à son innocuité et sa fadeur, exécuté dans la pauvreté de moyens et de concept."



Patrice Gélinet


















À l'arrivée de Patrice Gélinet (rentrée 1997), Mehdi El hadj a été nommé à la direction comme conseiller aux programmes. Ce dernier me précise que Gélinet "ne venait pas du monde culturel de France Culture et la symbiose a été difficile malgré la volonté de Patrice, véritable amoureux de la radio, de l'ouvrir à un plus grand public tout en s'inscrivant dans la tradition de création radiophonique et culturelle constitutive de la chaine. Il est un des responsables de la préservation du secteur des dramatiques, aujourd'hui seul rescapé de la tradition initiale de création et de découverte.
"Sous la direction de Laure Adler qui avait dirigé les Nuits Magnétiques avec Alain Veinstein France Culture a pu préserver notamment avec "Radio libre”, et "Surpris par la nuit", entre autres, son identité de radio culturelle. Mais son désir de faire de France Culture une chaine "comme les autres" a permis à ses successeurs (2),tous non qualifiés pour ce poste, d'oeuvrer en toute ignorance à la transformation de cette outil de création intellectuelle et artistique unique, en une banale chaine vouée à l'information/promotion culturelle, ne produisant rien de durable, de spécifiquement radiophonique et, de ce fait, totalement dépendante pour la majorité de ses programmes de la production des autres secteurs créatifs du pays."
Sur l'évolution de son métier pendant presque 40 ans Mehdi El hadj constate que le travail de réalisation était devenu frustrant et que la passion avait fini par s'amenuiser tant la part de créativité et de "co-création" avec le producteur s'estompait de plus en plus. Sa conclusion sur l'évolution de la chaîne est implacable. 



La disparition des producteurs tournants "ne semble pas avoir provoqué une nouvelle ouverture intellectuelle et artistique de la chaine qui, plus que jamais, semble recroquevillée sur un modèle médiatique qui entrainera, après la création radiophonique qu'il a déjà éradiquée, sa disparition complète par clonage des êtres ou abandon souhaité par les comptables du pouvoir." CQFD ! La roucoule permanente de la direction de la chaîne, de celle du Numérique et de la Production (Laurent Frisch) et de la Pédégère Sibyle Veil, en permanence préoccupés de débiter des chiffres, rendent inéluctables les intuitions de Mehdi El hadj !

(À suivre demain, dernier épisode)

(1) Le Seuil , 2010,

(2) David Kessler, Bruno Patino, Olivier Poivre d'Arvor, Sandrine Treiner.

1 commentaire:

  1. J'ai eu la chance de commencer la radio avec Medhi aux Nuits et peut être le malheur de vivre et représenter cette "mûe" des producteurs tournants issus du monde extérieur en personnel qualifié interchangeable ! Mais qu'il a été doux d'arriver dans cette belle maison et penser que la radio pouvait aussi être un métier conjugué à cet immense sentiment de liberté qu'on avait alors.

    RépondreSupprimer